Chroniques écarlates (13)

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[Repaire du Vol Noir, deux jours plus tôt]

Farfadet s’éveilla en sursaut, en sueur.
Encore ce cauchemar.
Encore et toujours.

Encore une fois, il revoyait sa bien-aimée Ivy dévorée par les flammes noires infernales qu’elle avait elle-même libérées pour abattre Nefarian.
Encore une fois, il se revoyait, blessé, réduit à l’impuissance par celle-là même qui se sacrifiait sous leurs yeux.
Encore une fois, il se revoyait la porter, inerte, après qu’elle eût arraché son âme à l’emprise de Sylvanas Windrunner, hurlant sa rage et son désespoir à ce monde qui lui avait pris son épouse adorée.

Pourquoi ?
Pourquoi était-il toujours en vie ?
Pourquoi n’était-il pas mort en même temps qu’elle ?

« Je peux peut-être répondre à cette question » dit doucement une voix.

D’un bond, Farfadet fut debout, l’épée en main. La nuit faisait régner l’obscurité dans la forteresse abandonnée, pourtant le guerrier savait qu’il n’était pas seul. Si son cauchemar ne l’avait pas tant perturbé, il s’en serait depuis longtemps aperçu.

Encore une fois depuis qu’il avait renvoyé ses troupes à Orgrimmar, plusieurs jours auparavant, Farfadet avait installé son bivouac dans l’immense salle maintenant déserte qui avait abrité le trône de Nefarian. Depuis la terrasse, en regardant les étoiles qui constellaient la nuit, il avait parfois l’impression que sa chère Ivy le veillait depuis l’autre monde.
C’était le seul réconfort qu’il trouvait encore dans un monde devenu insipide.

« Calme-toi, valeureux guerrier, reprit la voix. Je ne suis pas ton ennemi.
- Qui êtes-vous ? » demanda Farfadet, aux aguets.
Les torches s’embrasèrent d’un coup, projetant une lueur rougeoyante dans la pièce.
Le trône du Seigneur du Vol Noir était à nouveau occupé. Le guerrier y découvrit son interlocuteur, confortablement installé.

Un elfe.

« Mon nom est Erozion, jeune orc, dit le nouveau venu en regardant calmement le guerrier.
- Mais encore ? demanda Farfadet.
Il était plus intrigué qu’inquiet. Il y avait quelque chose d’étrange dans le regard brûlant de cet elfe…
Et soudain, Farfadet comprit.
La flamme qui brillait dans les yeux de ce curieux visiteur n’était pas verte, comme celle qu’il avait déjà croisée chez ses congénères de Lune d’Argent…
Les yeux d’Erozion brillaient d’une douce lumière couleur de bronze.

« Je suis un serviteur de Nozdormu, reprit-il après un instant de silence. Nous avons besoin de ton aide.
- Nozdormu ??? » répéta Farfadet, incrédule.
Comme tout le monde, il avait entendu parler de la légende de Nozdormu, le Dragon de Bronze, l’Aspect Gardien du Temps. Mais de là à admettre son existence…

« Viens avec moi, Farfadet. Je t’expliquerai ce que tu dois savoir » reprit l’étrange visiteur d’une voix calme mais curieusement ferme.
Farfadet, malgré sa méfiance, rengaina son épée.
« Pourquoi vous suivrais-je ? demanda-t-il.
- Parce que tel est ton destin, répondit Erozion sans ciller.
- Je ne crois pas au destin, rétorqua Farfadet en plissant les yeux.
- Elle non plus n’y croyait pas, répondit doucement son visiteur sans ciller. A l’époque, ajouta-t-il après un instant.
- Elle ? demanda le guerrier, la voix soudain tremblante.
- Ton épouse, Farfadet. La belle Ivy.
- Que… Que savez-vous sur elle ? demanda Farfadet, presque en criant.
- Suis-moi, et tes questions trouveront leurs réponses. » répondit Erozion en se levant d’un mouvement souple.
Il jeta un œil en arrière, sur le guerrier stupéfait.
« S’il doit en être ainsi, bien entendu. » ajouta-t-il doucement.[u]

Sans trop savoir comment, Farfadet se retrouva à suivre le soi-disant envoyé de Nozdormu jusqu’au désert de Tanaris. Un voyage qui durait plusieurs jours, mais qu’il avait l’impression étrange d’avoir fait en quelques minutes. Il n’avait même pas eu l’impression de traverser les mers entre Azeroth et Kalimdor.
Il songea qu’il avait sans doute plus ou moins été hypnotisé… Mais cela ne l’émut pas plus que cela. En fait, c’était presque agréable.
Erozion avait peu parlé pendant le trajet.

Apparemment, malgré la mort de Nefarian, d’autres ennemis menaçaient les mondes d’Azeroth et de Kalimdor. Erozion refusa de s’étendre sur le sujet, se bornant à répéter à Farfadet que l’Aspect du Temps avait requis son aide. Et, contrairement à ce que le guerrier avait espéré, Erozion parla très peu d’Ivy.
« Mais pourquoi moi ? avait demandé l’orc, que les explications lacunaires d’Erozion avaient quelque peu désorienté.
- Les lignes du Temps te désignent, Farfadet. », avait mystérieusement répondu l’elfe. Visiblement, l’elfe (s’il en était bien un) ne tenait pas à développer son propos. Sans doute estimait-il que c’était à son Maître de donner au guerrier ses propres raisons. Ou peut-être ignorait-il même ses raisons.

Les deux voyageurs arrivèrent ainsi devant un immense temple en ruines, en plein milieu du désert de Tanaris. Le lieu semblait complètement inhabité, et pourtant Farfadet se sentait observé, même dans cette nuit noire et glaciale.
« Nous sommes arrivés, précisa laconiquement son guide. Il est temps pour toi de voir ce qui est caché aux yeux des mortels. » ajouta-t-il.
Farfadet eut alors l’impression d’entendre un déclic dans son esprit, tandis que des formes d’abord floues se mettaient à onduler devant ses yeux.
Au fur et à mesure que ces silhouettes se précisèrent, le guerrier se rendit compte qu’elles étaient… Vraiment grosses.
Son inquiétude redoubla lorsqu’il put enfin distinguer ce qu’étaient ces choses : des dragons dont les écailles luisaient d’un éclat métallique, presque doré.

Des Dragons de Bronze.
Erozion n’avait pas menti.

« Ne crains rien, reprit son guide, tandis qu’un massif dragon s’approchait d’eux. Salutations, Anachronos, reprit-il en s’adressant à l’énorme créature, qui faisait bien dix mètres de long. Celle-ci toisait Farfadet avec intérêt.
- Salutations, Erozion, dit le monstre d’une voix étonnamment douce, sans quitter le guerrier des yeux. Je vois que votre tâche est couronnée de succès. » ajouta-t-il avec une évidente satisfaction.
Il se tourna vers Farfadet, et lui adressa un profond signe de tête, empreint de noblesse et de respect.
« Je suis honoré de te rencontrer enfin, héritier de Vaelastrasz. Puissent les dieux te seconder dans la difficile épreuve qui t’attend. Suis-moi, reprit-il sans laisser à Farfadet le temps de répondre. Soridormi t’attend. ».
Sans véritable autre choix, et, avouons-le, poussé par la curiosité, le guerrier emboîta le pas au majestueux dragon de bronze, qui, d’un geste, ouvrit un portail argenté dans le mur principal des ruines abandonnées et s’y engouffra. Farfadet et Erozion l’y suivirent.

Le spectacle qui s’offrit à l’orc lui coupa un instant le souffle.
Lui et ses étranges compagnons s’étaient rematérialisés dans une gigantesque caverne circulaire dont le sol était jonché d’un sable qui semblait presque vivant, brassé par le souffle d’un doux vent chaud qui faisait voleter ici et là des traînées jaunes qui prenaient des formes énigmatiques sous les ombres de la roche.
Le haut de ce dôme naturel était parsemé de cristaux qui renvoyaient une douce lumière au sol. Et plus haut… Farfadet ne pouvait en croire ses yeux, mais il s’agissait bien d’étoiles qui brillaient au faîte de la grotte, renvoyant sur les occupants de la caverne leurs lueurs lointaines au milieu des constellations qui emplissaient le ciel.
Car les trois compagnons n’étaient pas seuls. Partout où se portait le regard du guerrier, il pouvait voir évoluer de nombreux dragons aux écailles de bronze. Certains n’étaient que des dragonnets qui planaient ici et là sans but apparent, d’autres faisaient penser à des wyrms ou des versions plus réduites du massif Anachronos, d’autres encore firent frissonner Farfadet par leur apparence semi-humanoïde, qui ne lui rappela que trop bien le terrible Lashlayer que les Saigneurs Ecarlates avaient vaincu au Repaire de l’Aile Noire.
Au milieu de la pièce trônait un gigantesque sablier doré, qui devait bien faire trois fois la taille d’Anachronos. A l’intérieur de la magnifique sculpture ouvragée, Farfadet voyait s’égrener un sable de cristal dont les grains tombaient avec un tintement presque musical à un rythme ininterrompu.
Après un instant, le guerrier, éberlué, remarqua cependant une deuxième clepsydre entrelacée et soudée à la première, dans laquelle le sable semblait s’écouler à l’envers, remontant du bas vers le haut !
A l’évidence, songea-t-il, il régnait en ce lieu de très puissantes magies…

Tout à la contemplation de cet envoûtant spectacle, Farfadet n’avait pas remarqué que tous les occupants de la grotte s’étaient arrêtés pour le dévisager en silence.

Après un instant, Anachronos se dirigea vers la partie nord-est de la caverne en contournant le sablier central.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda Farfadet à Erozion, à voix basse, tandis qu’ils passaient à côté du gigantesque objet. Il était fasciné malgré lui par l’aura de majesté séculaire qui se dégageait de la chose.
- L’une des nombreuses représentations de ce dont nous sommes les garants, répondit Erozion sur le même ton.
- C’est-à-dire ? redemanda Farfadet, sans comprendre.
- La complémentarité de l’espace et du temps. » dit mystérieusement l’elfe.

Visiblement, ce n’était pas la peine d’insister, songea Farfadet en hochant la tête. Il se trouvait dans un lieu qui dépassait l’entendement des mortels. Seuls les plus puissants mages de la Horde pourraient (peut-être !) saisir quelque chose aux « explications » du Vol de Bronze.
Ivy, elle, aurait compris, lui lança la voix cruelle qu’il avait pris l’habitude d’entendre lui rappeler la perte tragique qu’il avait subie dans la Forteresse de l’Aile Noire.

Oh, comme cela faisait mal de penser à elle, même ici…

Devant eux, Anachronos s’était engagé dans un large tunnel dont la voûte, elle aussi, brillait d’étoiles et de galaxies inconnues.
Chemin faisant, observant l’étrange paysage, l’orc eut la surprise d’y voir apparaître peu à peu des éléments de facture humaine, plus ou moins encastrés dans la roche violette des murs.
Ici une charrette, là une épée… Il vit même une grande partie d’une ancienne tour de guet aux armoiries de Lordaeron, la défunte capitale des hommes !
Plus il avançait dans le tunnel, plus ces éléments se faisaient nombreux et complets, comme si la grotte elle-même recréait une partie du paysage des terres d’Azeroth, vaguement familier. Ils dépassèrent un panneau indicateur dont l’inscription confirma Farfadet dans son impression de déjà-vu : « Durnholde ».
Oui… Plus il y pensait, plus il trouvait que ces éléments bizarrement incongrus dans ce lieu lui rappelaient les paysages qu’il avait arpentés du côté de Moulin-de-Tarren, peu après sa première rencontre avec Ivy.

Enfin, Farfadet et ses guides débouchèrent devant un gigantesque portail circulaire qui tourbillonnait d’énergie, fermant complètement le passage.
Une femme maintenait l’ouverture du passage d’un geste distrait de la main.
Une elfe dont les yeux, au même titre que ceux d’Erozion, étaient jaunes et non pas verts.
Mais ils brillaient mille fois plus.
Lorsqu’il vit Erozion et même Anachronos s’incliner respectueusement devant elle, Farfadet comprit qu’il était en face d’une puissante entité.

« Bienvenue, Farfadet, dit doucement la femme d’une voix douce et musicale. Je suis Soridormi, première épouse de l’Aspect du Temps, et mère du Vol de Bronze.
- Vous êtes… Un dragon ? s’étonna Farfadet.
- Oui, répondit Soridormi avec un sourire. J’aurais pensé que cela ne te surprendrait plus, après votre rencontre avec Vaelastrasz. Toi en particulier, ajouta-t-elle. Toutefois, j’ai toujours trouvé plus simple de m’adresser aux mortels sous cette apparence… Contrairement à d’autres, lança-t-elle avec un regard appuyé à Anachronos, qui ne répondit pas.
- Quel est cet endroit ? demanda prudemment Farfadet. Et que fais-je ici ?
- Tu te trouves dans ce que les légendes mortelles désignent comme les Grottes du Temps, Farfadet, répondit Soridormi. On pourrait dire… qu’il s’agit de notre repaire en Kalimdor. C’est d’ici que nous surveillons l’écoulement du Temps.
- L’écoulement… du Temps ? » répéta le guerrier sans comprendre.
L’elfe eut un léger sourire bienveillant.
« Je comprends que ce concept soit difficile à appréhender pour les mortels, dit-elle. Connais-tu les légendes des Aspects d’Azeroth ? »
Farfadet acquiesça lentement.
« Contrairement à ce que vous pensez, la plupart recèlent une grande part de vérité, dit doucement Soridormi. Il existe effectivement cinq Vols draconiques, chargés chacun d’une tâche bien particulière au sein de ce monde.
Le Vol Vert d’Ysera, l’Aspect du Rêve, veille depuis le Rêve d’Emeraude sur les destinées et l’imaginaire des mortels.
Le Vol Bleu de Malygos, même privé de son père, continue à contrôler et surveiller les flux magiques qui traversent cette planète, en espérant que l’Aspect de la Magie refasse un jour son apparition.
Le Vol Rouge d’Alexstrasza est le garant de l’existence de la Vie sur cette planète, et continue à la préserver à tout prix, à l’image du malheureux Vaelastrasz dont le dévouement a été exemplaire jusqu’à la fin, ajouta-t-elle tandis qu’il semblait qu’une ombre passait fugitivement sur son gracieux visage.
Le Vol Noir… »
Soridormi s’interrompit subitement en voyant Farfadet blêmir de fureur. Les poings du guerrier se serrèrent en tremblant.
« Je sais ce que tu as traversé, et ce que tu y as perdu, dit doucement la Dragonne. Mais le Vol Noir de Neltharion devait, à l’origine, protéger la Terre, conjointement à celui d’Alexstrasza. Ces deux Vols étaient presque jumeaux, si l’on y réfléchit. Mais de tragiques évènements ont détourné Neltharion de son but et l’ont dressé contre les autres Vols. Mais, en dépit de la malfaisance de l’Aspect de la Terre, ne ferme jamais ton esprit à la possible rédemption du Vol Noir, Farfadet. Tu comprendras un jour… »
Elle se tut à nouveau un instant, lisant dans les yeux du guerrier qu’il gèlerait en enfer avant qu’il ne pardonnât les crimes de Nefarian et de son Vol maudit.
« Le dernier Vol est le nôtre, celui du Vol de Bronze. Nozdormu, mon époux, est l’Aspect du Temps, et veille, comme je te l’ai dit, au bon écoulement du Temps. Nous observons les variations du temps passé, présent et futur et nous corrigeons… ce qui doit l’être.
- Le futur ? interrompit Farfadet en écarquillant les yeux.
- Oui, reprit Soridormi. Mais le futur, soumis aux évènements du présent, est trouble et fragile.
- Je ne… commença Farfadet, mais Soridormi l’interrompit d’un geste.
- Je sais que tu ne comprends pas. L’essence des mortels est justement d’être mortel. En conséquence, la notion de temps est pour vous limitée par deux principes fondamentaux : la vie et la mort. Deux concepts qui n’ont aucun sens pour nous. C’est le temps qui nous anime et qui justifie notre existence. Mais notre action reste limitée… surtout vis-à-vis de la menace qui est apparue depuis quelques semaines. »

Après un instant, elle reprit. Son visage était devenu plus grave.
« Je ne t’ai pas dit toute la vérité, Farfadet. Il existe plus de cinq Vols.
- Quoi ? » s’exclama l’orc.

« Oui, répondit son interlocutrice. Depuis quelques temps, Chronormu, l’une de mes filles, avait observé des altérations anormales sur le cours du Temps. Des modifications d’abord mineures, mais aux conséquences parfois dramatiques.
- C’est-à-dire ? demanda Farfadet.
- Un exemple ? Une porte verrouillée à double tour au lieu d’être simplement fermée dans la forteresse de Stormwind, répondit distraitement Soridormi. Elle fit perdre une dizaine de précieuses secondes à Garona Halforcen, la célèbre tueuse de votre peuple envoyée pour assassiner le Roi Llane Wrynn. Du même coup, elle se fit repérer par un garde qui déclencha l’alerte. Garona réussit cependant sa mission, mais Llane, rejoint par ses gardes, emporta la tueuse dans la mort avec lui. En conséquence, elle ne put être torturée par les espions d’Orgrim Doomhammer, et ne put révéler ce qu’elle savait du Conseil des Ombres de Gul’Dan, ce qui par conséquent permit à ses fidèles de continuer à œuvrer dans l’ombre sans aucun contre-pouvoir, à tel point que le peuple orc tout entier finit par sombrer au service du démon Mannoroth. Dans ce futur, Thrall n’a jamais existé, tu es toi-même massacré en tentant de t’opposer à Mannoroth, et le monde d’Azeroth est rayé de la carte en même temps que toute vie lorsque Gul’Dan finit par le déchirer complètement en ouvrant une deuxième Porte des Ténèbres directement au pied de l’Arbre-Monde. Tout cela à cause d’une porte.
Oui, ajouta-t-elle gravement devant les yeux écarquillés de l’orc, je vois que tu commences à saisir l’importance des enjeux. Nous avons bien entendu rectifié ce que nous pouvions, mais la situation a vite commencé à dégénérer. Et Chronormu a fini par découvrir une signature temporelle qui n’aurait jamais dû exister.
- Une… signature ?
- La présence d’une énergie jusque-là inconnue, mais dont les composantes sont très proches des nôtres. Nous n’avons pas été longs à isoler certains passages du Temps contaminés par cette énergie étrange, et nous avons fini par y croiser directement l’un de ceux qui altéraient le Temps. Nous avons été horrifiés de constater qu’il s’agissait un dragon, d’un Vol impossible à définir. Il nous a malheureusement échappé, mais il ne fait aucun doute que le but de ces créatures est d’altérer l’Histoire d’Azeroth. »
Elle ouvrit la main, et apparut soudain dans sa paume la scène qui avait eu lieu devant les Gardiens du Temps. Dans une quelconque auberge, un homme s’était subitement métamorphosé en une créature qui rappelait effectivement les Dragons du Vol de Bronze, mais dont les écailles noires firent frissonner le guerrier et lui rappelèrent de sinistres souvenirs. Toutefois, songea-t-il presque immédiatement, elles étaient également différentes de celles des membres du Vol Noir que Farfadet avait déjà croisés. Elles semblaient presque onduler dans l’air, comme si elles n’avaient pas de consistance… Comme si elles n’étaient faites que d’une fumée noire et glacée.
Dans la vision, la créature reptilienne se tourna vers les trois Dragons de Bronze qui l’encerclaient, avant de lancer d’une voix criarde, qui résonna étrangement comme s’il ne s’agissait que d’un lointain écho : « Pourquoi insistez-vous ? Le Vol Infini triomphera ! Ce n’est qu’une question… de temps. ». Puis, avant même que les agents du Vol de Bronze ne puissent faire un geste, elle s’évapora dans l’air.
Soridormi referma soudain la main et la vision se dissipa.

« Tu n’as sans doute pas reconnu l’auberge de cette scène, mais il s’agit de celle de Moulin-de-Tarren, commenta la Mère du Vol de Bronze. Il semble que ce « Vol Infini », comme ils semblent se nommer, ne s’intéresse qu’à des segments du Temps bien particuliers… les plus fragiles.
- Fragiles ? répéta Farfadet, intrigué.
- Ceux dont la moindre altération a de graves conséquences sur le futur, comme l’exemple que je viens de te citer. Mais il y a d’autres…
- Vous ne m’avez toujours pas dit pourquoi je suis ici. » coupa Farfadet d’une voix ferme. Anachronos et Erozion ouvrirent de grands yeux à la fois stupéfaits et furieux devant l’affront qui était fait à Soridormi.

« J’y arrive, répondit doucement l’elfe sans se formaliser de l’interruption. Chronormu a pu déterminer que l’un des segments les plus menacés concerne l’un des passages-clés de l’évolution de ton peuple : l’évasion de Thrall du fort de Durnholde. La signature temporelle du Vol Infini semble anormalement présente dans cette séquence, et nous redoutons une concentration d’altérations chronologiques.
Et c’est là que tu interviens. Nous avons besoin d’un agent à l’intérieur, qui ne soit pas marqué du sceau de l’appartenance à notre Vol, puisque nos ennemis semblent le repérer sans effort.
- Mais pourquoi moi ? redemanda patiemment le guerrier. Pourquoi spécifiquement moi ??? »
Après un long moment, Soridormi répondit d’une voix lente, dans laquelle vibrait une émotion qu’elle semblait avoir bien du mal à contrôler :
« Tu as maintenant quelque chose d’unique, Farfadet, même si tu n’en mesures pas les conséquences. Tu portes… L’Héritage des Rouges.
- L’Héritage des Rouges… répéta Farfadet, le regard perdu dans le vague.
- Vaelastrasz était un valeureux combattant, continua Soridormi avec dignité. Il avait confiance en toi. Je veux croire qu’il ne s’est pas trompé. »

Un silence solennel régna quelques instants.
« Et que dois-je faire ? demanda finalement Farfadet.
- Veiller à ce que Thrall réussisse effectivement à fuir sa prison sans encombres, répondit Soridormi avec un soulagement visible de voir le guerrier accepter sa mission. Erozion t’accompagnera pour s’assurer que les impacts des altérations sur le continuum soient minimes. »
Farfadet acquiesça en silence, les mâchoires serrées, avant de s’engouffrer dans le portail à la suite d’Erozion sans jeter un regard en arrière.

Soridormi regarda silencieusement Erozion et Farfadet s’engouffrer dans le portail qui les emmenait dans le segment temporel que Chronormu avait isolé au prix d’efforts intenses et acharnés.
Après un long moment, Anachronos, derrière elle, prit la parole.
« Mère… dit-il doucement. Croyez-vous vraiment que ce mortel était digne de l’Héritage des Rouges ?
- Oui, répondit Soridormi sur le même ton. Tu l’as constaté comme moi. Parmi tous les futurs que nous avons observés, il y a une constante : Farfadet tente de protéger la Vie, au péril de la sienne. Mais il n’a aucune idée de ce qu’implique le fardeau que Vaelastrasz lui a confié avant de mourir.
- Nous ne devons pas lui en dire plus que le nécessaire, Mère. » rappela sombrement le Dragon.
Soridormi sourit tristement.
« Tu es bien le digne fils de ton père, Anachronos. Je le sais parfaitement, sois tranquille. L’Héritage des Rouges est cependant un cadeau empoisonné. J’espère de tout mon cœur que Farfadet saura accepter tout ce qu’implique le choix qu’il a fait à Blackrock.
- Nous pourrions le savoir, dit Anachronos d’une voix songeuse. Il nous faudrait suivre les courbes de son temps pour…
- Non, coupa doucement sa mère sans se retourner. Son futur n’est pas encore figé. Et tu sais parfaitement pour quelle raison. »
D’un geste, une nouvelle image se matérialisa dans la paume de sa main.

Dans celle-ci, une jeune femme vêtue d’une longue robe noire aux armoiries sinistres et élégantes se tenait en haut d’une muraille balayée par un vent glacial. Ses longs cheveux blonds ondulaient dans l’air, mais elle semblait indifférente à la température inhospitalière des lieux. Elle contemplait les Maleterres avec un air satisfait. Sans la pâleur inhabituelle de son visage délicat, on aurait vraiment pu croire que cette jeune femme était toujours vivante.
Mais il n’y avait pas de vivants à Naxxramass.
Les yeux rouges d’Ivy brillaient d’une lueur cruelle dans la pénombre.

« Il est lié au destin de la Tourmentée. » murmura la Mère du Vol de Bronze.

[Contreforts de Hillsbrad, sept ans plus tôt]

Southshore coulait des jours paisibles depuis la fin de la Deuxième Guerre. Le petit village avait été relativement épargné par les sanglants combats qui avaient opposé Alliance et Horde quelques temps auparavant, et même la proximité du camp d’internement des Orcs prisonniers à Durnholde ne semblait pas pouvoir menacer sérieusement la tranquillité des habitants.
Une nouvelle journée ensoleillée s’était levée, et dans la quiétude de l’après-midi, chacun s’affairait à ses occupations sans s’inquiéter du lendemain.

Personne ne fit attention au léger grondement qui résonna dans les airs lorsqu’un portail dimensionnel s’ouvrit au milieu d’un champ, un peu à l’ouest. Tout au plus certains pensèrent-ils qu’un orage devait se préparer quelque part.

Lorsque Farfadet émergea du portail, il regarda un moment les paysages alentours, aux aguets. Les lieux semblaient à la fois familiers… Et différents.
« Atterrir au beau milieu d’un champ ? dit-il, agacé. Tu n’avais pas plus discret ? lança-t-il à Erozion qui l’avait précédé. Tu… »
Mais l’orc s’interrompit. Erozion avait changé d’apparence. Il n’avait plus un elfe devant lui, mais un jeune homme aux cheveux blonds, indéniablement humain, vêtu d’une longue robe blanche dont les ornements dorés étaient inconnus de Farfadet.
« Les elfes attiraient l’attention, à l’époque, dit-il avec un sourire, répondant à la question que le guerrier n’avait pas posée. J’ai préféré revêtir une apparence plus… discrète. Pour nous deux.
- Qu’est-ce que tu veux dire ? » interrogea Farfadet.
Sans répondre ni quitter son léger sourire, Erozion sortit un petit miroir de sa tenue et le lui tendit.
Muet d’étonnement, le guerrier découvrit que lui aussi avait changé d’apparence. Il contemplait l’image d’un valeureux jeune homme brun aux yeux bleus, dont le front était cerné d’une délicate couronne d’argent. L’armure blanche et bleue qu’il portait à présent était aux armoiries de la vallée d’Alterac.
« Il faudra te conduire en seigneur, dit Erozion d’une voix songeuse tandis que Farfadet contemplait toujours sa nouvelle image. Je t’ai donné l’apparence d’un combattant puissant et respecté, qui devrait t’assurer la collaboration des gardes des alentours. Ils seront certes légèrement surpris de te voir, ils n’attendent pas la venue du véritable Duc d’Alterac avant deux ou trois jours.
- Le Duc d’Alterac ? demanda soudain Farfadet, surpris, se remémorant les bribes de ce qu’il savait du passé de sa défunte épouse. Quel est son nom ??? »
Erozion le regarda un moment en silence, puis il répondit :

« Jusqu’à ce que nous puissions quitter ce segment temporel… Tu seras le Duc Nicholas Zverenhoff. »

Les deux compagnons se mirent en route pour Stratholme, Erozion précédant Farfadet de quelques mètres, laissant l’orc seul avec ses pensées troublées.
Les quelques villageois et enfants rencontrés sur la petite route qui serpentait entre les collines saluèrent effectivement Farfadet avec respect, comme l’agent du Vol de Bronze l’avait prévu, même s’ils ne purent masquer leur étonnement de voir si tôt le Duc d’Alterac revenir sur ses terres. Farfadet espérait seulement que personne n’oserait poser de question.
Bientôt, les deux « hommes » arrivèrent au carrefour qui descendait vers le paisible village de Southshore, en contrebas. Debout au milieu du croisement, Erozion, qu’une sourde inquiétude semblait avoir gagné au fur et à mesure de leur progression, se figea subitement.
« Qu’y a-t-il ? interrogea Farfadet, soupçonneux.
- Je ne comprends pas… murmura son compagnon. Il y a quelque chose de changé…
- Qu’est-ce que tu veux dire ? » demanda le guerrier, pressant.
Soudain, dans un bruit rappelant celui d’une bulle de savon qui éclate, une gnome aux cheveux blancs, affublée d’un chignon presque aussi haut qu’elle et de boucles d’oreilles d’un rose éclatant, se matérialisa devant Erozion, qui sursauta.
« Vous !!! s’exclama-t-il, surpris et curieusement alarmé. Que faites-vous ici, votre Altesse ??? »
Secouant la tête comme pour reprendre ses esprits, la gnomette répondit d’une voix flûtée :
« Enfin vous voilà ! J’ai cru que vous n’arriveriez jamais ! Bonjour, Farfadet, ajouta-t-elle en se tournant vers le faux Duc Zverenhoff. Comment vas-tu ? Je suis très heureuse de te connaître !
- A qui ai-je l’honneur ? » grogna l’orc, de plus en plus agacé de ces incessants nouveaux mystères.
Ce fut Erozion qui répondit, d’une voix empreinte d’un profond respect :
« Tu t’adresses à Chronormu, fille cadette de Nozdormu et Soridormi. Elle est celle sans qui nous ne pourrions intervenir dans ce segment temporel et…
- Erozion ! coupa la gnomette en tapant du pied. Je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler ainsi ! Appelle-moi Chromie, Farfadet. Chronormu, c’est beaucoup trop pompeux ! » ajouta-t-elle avec un clin d’œil espiègle.
Erozion leva les yeux au ciel et laissa échapper un léger soupir.
« Pardonnez-moi, votre Seigneurie, mais il y a plus urgent, reprit-il. Pourquoi avons-nous croisé la jeune Whitemane en chemin ? Elle n’est pas censée être de retour avant deux jours des Paluns ! Que se passe-t-il ici ?
- Les altérations ont déjà commencé, répondit Chromie, soudain sérieuse. Je n’ai pas pu remonter assez loin, mais c’est cependant dans ce segment que les signatures arcaniques du Vol Infini sont les plus fortes. J’en ignore encore la raison… Mais cela n’augure rien de bon.
- Pensez-vous que l’attaque contre Thrall aurait déjà commencé ? demanda Erozion.
- Pas encore, répondit son interlocutrice en secouant gravement la tête. Jusque-là, seuls des changements mineurs semblent avoir été opérés. Le fil principal est toujours intact : Taretha Foxton est bien arrivée à l’auberge de Southshore, et prépare l’évasion du futur chef de guerre. Nous devons veiller à ce que tout se passe comme il y a sept ans. »

Farfadet ne disait rien, mais suivait attentivement la conversation, mobilisant tous ses souvenirs de l’histoire de son peuple pour ne pas perdre le fil.
La Taretha Foxton qui venait d’être évoquée était bien évidemment celle dont le premier Lok’Vanod de la Horde dédié à une humaine chantait les louanges (l’unique autre humaine dont la mémoire était célébrée par la Chanson des Braves était sa douce Ivy, songea-t-il avec tristesse). Taretha était celle qui avait libéré Thrall de l’esclavage des Humains en lui permettant justement de s’évader de Durnholde. Le guerrier savait que, si l’Histoire s’accomplissait effectivement comme elle le devait, la jeune humaine y laisserait la vie, mise à mort par le cruel Aedelas Blackmoore, le seigneur qui avait recueilli Thrall enfant pour en faire un gladiateur.
Par certains côtés, songea-t-il, Taretha Foxton et Ivy avaient bien des points communs. Mais le fait de savoir que Thrall vengerait la mort de Taretha en prenant la vie de Blackmoore ne faisait cependant qu’ajouter à sa propre tristesse, lui qui ne pouvait venger sa bien-aimée. Elle avait emporté Nefarian dans la mort avec elle.
Néanmoins, l’orc était impressionné de savoir que se trouvait non loin d’eux la femme dont le courage avait bouleversé à jamais le destin de la Horde.

« Nous devons donc avant tout surveiller les environs de Southshore, reprit Erozion. Cependant, ne pensez-vous pas que nous devrions également réparer les altérations qui sont déjà apparues ?
- J’y ai déjà pensé, répondit Chromie avec un clin d’œil amusé. Andormu tente de repérer les différentes implications des modifications déjà réalisées depuis les Grottes du Temps, et Nerazmodu est bien entendu déjà ici, ajouta-t-elle avec un léger sourire en regardant Farfadet. Zaladormu et Arazmodu ne devraient pas tarder à nous rejoindre, eux non plus. »
Apparemment tranquillisé, Erozion se tourna vers Farfadet.
« Très bien. Farfadet, suis-moi. Nous allons faire un tour à l’auberge, vérifier que tout va bien pour Taretha. Garde bien à l’esprit que nous devons tout faire pour qu’elle puisse organiser l’évasion de Thrall. »
Farfadet acquiesça lentement, puis emboîta le pas au Gardien du Temps.
« Et soyez prudents, lança Chromie derrière eux. Nous pouvons aisément nous déguiser pour passer inaperçus en ces lieux…

Mais nos ennemis semblent bien plus doués que nous à ce petit jeu. » ajouta-t-elle sombrement.

Chromie regarda s’éloigner Farfadet et Erozion en direction du village de Southshore, songeuse.

Soudain, une deuxième gnome se matérialisa auprès d’elle. Son sosie parfait. A l’exception de la monstrueuse blessure sanglante qui lui barrait la poitrine. Cette gnome allait mourir dans quelques instants, mais son visage reflétait cependant sérénité et lucidité.
Chromie la regarda sans manifester la moindre surprise.
« Je déteste quand je fais ça, marmonna-t-elle en fronçant les sourcils. A force, je vais vraiment finir par me mélanger les pinceaux.
- Je sais bien, répondit la deuxième Chromie en haussant douloureusement les épaules, mais comme tu le vois, je n’avais pas le choix. Je suis venue te prévenir.
- Me prévenir ? s’étonna Chromie. Je croyais que Mère m’avait formellement interdit de transgresser les lois de notre Vol…
- Comme si… Comme si c’était la première fois que tu parlais à d’autres versions de toi-même, ironisa son interlocutrice avec un pénible sourire malgré la souffrance, tandis que Chromie ne pouvait s’empêcher de rougir. Je suis simplement venue t’avertir de ma… de notre mort.
- Oui, dit simplement Chromie. Ca, je l’aurais deviné, ajouta-t-elle calmement.
- Suis Farfadet, reprit la deuxième Chromie sans relever la tentative d’humour de sa sœur du passé. Les évènements qui découleront de son choix te conduiront inéluctablement à ta perte… et tu n’en comprendras le sens que bien plus tard, mais… Ils doivent s’accomplir. » ajouta-t-elle d’un ton serein.
Le sang continuait à couler à flots de l’horrible blessure, et le visage de la gnomette perdait rapidement ses couleurs.
« Très bien, soupira Chromie, résignée. J’aurais préféré m’éteindre de manière moins douloureuse, mais puisqu’il doit en être ainsi… »
La Chromie du futur acquiesça gravement, mais un léger sourire apaisé éclaira fugitivement son visage.
« Protège… Farfadet… et les Saigneurs Ecarlates. » reprit-elle dans un souffle, tandis qu’elle devenait peu à peu transparente sous les yeux de Chromie, comme si elle n’avait jamais existé. La gnome-dragon se sentit, malgré les circonstances, étrangement rassurée d’avoir au moins une certitude (et quelle terrible certitude !) face à la multitude de questions soulevées par l’apparition du Vol Infini.

« Ils sont… la clé de notre futur. »

Légèrement étourdi par l’enchevêtrement d’événements et de révélations qui s’étaient abattus sur lui depuis quelques heures, Farfadet suivit en silence son compagnon jusqu’aux premières masures du village.
S’efforçant de paraître naturel, il lança de discrets saluts aux villageois qui semblaient visiblement s’étonner de la présence du Duc d’Alterac, surtout seul et sans escorte, au milieu de leur modeste village.

En approchant de l’hôtel de ville, les deux « hommes » en virent sortir un troisième personnage. Farfadet, sans savoir pourquoi, se figea.
L’homme, un guerrier sans doute, dégageait une impression de force et d’adresse hors du commun. Ses yeux bleus croisèrent ceux de Farfadet, et il s’inclina respectueusement devant celui qu’il pensait être le Seigneur d’Alterac.
Farfadet put ainsi voir qu’était fixé au dos de l’homme un arc dont la finesse lui rappela immédiatement les armes elfiques qu’il avait pu admirer à Lune d’Argent.
Un déclic se fit dans l’esprit de Farfadet lorsque les yeux de l’homme, une fois redressé, croisèrent à nouveau les siens.
L’orc en était certain : il avait déjà rencontré cet homme. Mais où ?

Erozion, qui s’était d’abord désintéressé de l’événement, se retourna soudain vers Farfadet. Mais l’orc ne lut pas sur le visage de son compagnon la surprise qu’il s’attendait à y trouver, mais plutôt une sorte de culpabilité gênée.
« Qui est cet homme ? » demanda Farfadet à Erozion. Celui-ci détourna le regard.
« Je pensais qu’il était déjà parti… marmonna le Gardien du Temps. Je…
- Qui était-ce, Erozion ? répéta Farfadet d’une voix troublée et lointaine. Je le connais…
- Ce n’est pas important, Farfadet. Tu dois… »

Sans l’écouter, Farfadet s’était retourné vers l’homme qui remontait à présent la route en direction du carrefour où eux-mêmes avaient croisé Chromie quelques minutes plus tôt.
Celui-ci s’était également retourné vers eux, et considérait Farfadet avec un air à la fois intrigué et perplexe. Puis, après un instant, il haussa les épaules et esquissa un curieux sourire légèrement moqueur, avant de hausser les épaules, pour reprendre sa route en se désintéressant d’eux.

C’est à cet instant que Farfadet le reconnut.
Ce sourire… Ce sourire moqueur qu’il avait détesté dès qu’il l’avait vu…

« Nathanos Blightcaller… » murmura-t-il, incrédule.
Le silence d’Erozion était éloquent. D’une voix hésitante et gênée, il finit par répondre :
« En réalité, il s’appelle encore Nathanos Marris dans ce temps… Il n’a pas encore péri sous les coups de Rammstein, et la Dame Noire ne l’a pas encore relevé dans ses rangs.
- Je dois lui parler, dit soudain Farfadet.
- Quoi ??? s’étrangla Erozion.
- Il sait des choses sur elle, répondit Farfadet d’un ton songeur, presque absent. Sur Ivy… Il a essayé de m’en parler avant de mourir… Il sait… d’où elle vient… Qui elle était… Je dois… Je dois absolument lui parler d’elle !!!
- Non !!! cria Erozion. C’est impossible, Farfadet !!! Nous t’avons ramené ici pour que tu aides le Temps à suivre son cours, pas pour que tu t’amuses toi-même à le modifier !!!
- Que… Que je m’amuse ? » reprit le guerrier de la même voix absente.
Une fureur glacée s’était emparée de lui. Il avait devant les yeux une opportunité unique d’en apprendre plus sur les secrets de sa défunte épouse, et Erozion prétendait… qu’il s’amusait ???
Le guerrier empoigna brutalement l’elfe et le colla sur le mur de la chaumière. Erozion poussa un cri de surprise étranglé.
« Comment… oses-tu… porter la main sur moi ? s’écria Erozion. Ne comprends-tu pas… quels sont les enjeux ? Tu…
- Arrête ce petit jeu, Erozion, rugit Farfadet en pointant son épée sur la gorge de son interlocuteur. J’en ai assez de vos sous-entendus ! Que fais-je ici exactement ? Vous auriez pu vous adresser aux autres Vols, vous qui êtes si malins ! Pourquoi m’avoir choisi, MOI ???
- La réponse… se trouve… derrière toi », répondit l’elfe en haletant.
Interloqué, Farfadet se retourna, relâchant la pression sur la gorge de l’elfe. Le spectacle qui s’offrit alors à ses yeux le paralysa de stupeur.

Pendant la scène, deux jeunes cavalières avaient débouché à l’angle de l’auberge, quelques mètres en contrebas. Ni l’une ni l’autre n’avaient remarqué l’empoignade entre les deux soi-disant hommes. Elles continuaient leur route vers le quai de Southshore, devisant agréablement par cette belle journée ensoleillée.

Partagé entre toutes sortes d’émotions intenses et contradictoires, Farfadet dut s’appuyer au mur pour ne pas tomber. Ses jambes soudain flageolantes risquaient de le trahir.
Il avait parfaitement reconnu les deux jeunes femmes.
Il les avait déjà toutes deux rencontrées… dans son temps.

Oh, oui.

Malgré le temps qui séparait les deux époques, comment ne pas reconnaître en cette jeune paladin brune et enjouée celle qui deviendrait la tristement célèbre Démétria ?

Quand à l’autre jeune fille…
Comment oublier ce doux visage, ces longs cheveux blonds, qu’il n’avait pu contempler que sur le cadavre de sa bien-aimée ?
Comment aurait-il pu oublier celle qui, bien qu’il ne battît plus, lui avait offert son cœur avant de se sacrifier pour sauver la vie de celui qu’elle aimait ?

« Ivy… murmura Farfadet.
- Comprends-tu, maintenant, pourquoi toi seul devait intervenir ici ? » demanda doucement Erozion derrière son épaule.

[A SUIVRE…]